Dans « La vie est une fable », Jean-Didier Vincent aimait à rappeler qu’il était né sous le Front Populaire. Il nous a quittés le 4 décembre 2024. Mais il rappelait aussi qu’il avait accompli sa scolarité au Collège protestant de Sainte Foy la Grande comme le fit, un siècle plus tôt, Elisée Reclus. Il admirait l’œuvre de ce savant géographe anarchiste. Son influence forgea peut-être son côté provocateur. Mais la cité foyenne était aussi le berceau de Paul Broca un des fondateurs du localisationnisme, conception qui ne laissa pas indifférent JD. Vincent. Il va parcourir d’un trait le cursus de médecine à la Faculté de Bordeaux jusqu’à l’agrégation de Physiologie et devenir Professeur des Universités-Praticien Hospitalier et Chef de service en explorations fonctionnelles du système nerveux au CHU. Il sera même Doyen de la Faculté dénommée alors Paul Broca…
Il crée un des premiers Laboratoires d’études du sommeil et dirige l’Unité INSERM « Neurobiologie des comportements » de 1978 à 1991. En 1992, il quitte Bordeaux pour prendre la direction de l’Institut « Alfred Fessard » du CNRS à Gif sur Yvette et devient Professeur des Universités à la Faculté de Paris-Sud.
Dès son internat il fréquente le Laboratoire de Médecine Expérimentale associé à l’Institut National d’Hygiène (ancêtre de l’INSERM) créé par le Pr Jacques Faure dont il sera l’élève.
Il perçoit d’emblée l’importance, dans l’étude des comportements, des modèles animaux en situation chronique pour analyser le couplage entre activité électrique cérébrale et libération et/ou modulation hormonales. Une de ses premières publications avec J. Faure concerne la relation entre l’ovulation et une séquence comportementale particulière qui sera interprétée, plus tard par Michel Jouvet, comme étant du sommeil paradoxal.
L’étude qu’il conduit sur le rôle de l’hypothalamus antérieur, dans le comportement de boisson, est un bon exemple de sa démarche scientifique. Il montre comment l’activité électrique des osmorécepteurs du noyau supraoptique (NSO) code non seulement le besoin en eau et le déclenchement du comportement dipsique mais aussi la neurosécrétion pulsatile de l’ADH. De plus, il détecte, autour du NSO et proches des voies dopaminergiques, des neurones qui anticipent la satisfaction du besoin en eau et contribuent à arrêter le comportement de boisson bien avant le rétablissement de l’osmolalité plasmatique. Il attribuera à ces neurones une valeur motivationnelle correctrice.
Il défendra cette approche qui relie activité neuronale, libération hormonale pulsatile et séquence comportementale tant pour le système hypothalamique magnocellulaire : boisson et ADH et lactation et ocytocine, que pour le système parvocellulaire : ovulation et LH-RH. En cela JD Vincent a contribué à fonder la neuroendocrinologie.
Il va, ainsi, définir une physiologie de « l’inconstance » qui s’oppose à celle de la fixité du milieu intérieur de Claude Bernard ou de l’homéostasie de Walter Cannon. Il s’agit d’ « un état central fluctuant » soumis sans cesse à des variations physiologiques ou psychologiques. Ces écarts suscitent des « drives » ou pulsions motivationnelles (soif, faim, désir sexuel…) qui s’extériorisent par des séquences motrices correctrices.
Il n’aura de cesse de décrypter les bases neuronales des grands comportements : boisson reproduction, sommeil ou de grandes fonctions : olfaction, mémoire mais en les liant à la motivation et aux émotions. A cette fin il usera d’un constant « va et vient » entre le normal et le pathologique en s’appuyant sur des approches très intégratives mais aussi sur des modèles simplifiés. Cette vision contribuera au développement des neurosciences à Bordeaux. Il y a créé une véritable école où cohabitent scientifiques et médecins. Plusieurs de ses élèves ont dirigé ou dirigent des formations INSERM ou CNRS. Cette capacité à bâtir, il l’instillera au Laboratoire de Gif sur Yvette et aussi comme Président du Conseil de Département des sciences de la vie du CNRS.
Autre aspect de sa singularité celle d’écrire pour expliquer le fonctionnement de notre cerveau, celui de nos émotions, de nos sentiments. En 1986, sa « Biologie des passions » rencontre un énorme succès. A une vision sèche et désincarnée d’un cerveau-ordinateur, il oppose un cerveau humidifié par les humeurs que sont les hormones. C’est de ce « cerveau de chair » qu’émergeront désir, plaisir et douleur ou sexe, amour et pouvoir… De nombreux autre essais ou livres suivront : La chair et le diable, Voyage au centre du cerveau, La vie est une fable, Eve épouse Adam, Casanova, la contagion du plaisir, Biologie du couple, Le sexe expliqué à ma fille, Biologie du pouvoir, Le cerveau sur mesure, Pour une nouvelle physiologie du goût, La dispute sur le vivant…
Tous ces ouvrages recèlent la même volonté de disséquer, souvent de façon métaphorique et en mêlant physiologie, littérature et philosophie, les états de notre psychisme. Cette force se retrouvera dans les émissions de diffusion des sciences qu’il animait sur France Culture. Ces qualités pédagogiques l’amèneront à siéger au Conseil National des Programmes qu’il présidera plusieurs années.
Jean-Didier Vincent, personnalité créative et provocatrice, aimant la bonne chair et profondément humaniste était membre de l’Académie Nationale de Médecine, de l’Académie des Sciences et de nombreuses sociétés savantes internationales. Il était Officier dans l’Ordre de la Légion d’Honneur et Commandeur dans l’Ordre des Palmes Académiques.
Bernard Bioulac
Professeur Émérite, Université Bordeaux
Membre de l’Académie Nationale de Médecine